Cette histoire se passe en 1870 dans une campagne du Périgord. Pourtant elle raconte bien plus que cela. Elle est de toutes les époques et de tous les lieux. Ce qu’il est important d’en tirer, c’est avant tout son universalité.
C’est l’histoire de toutes les lâchetés, de tous les conformismes, de tous les fascismes, et de quelques braves aussi.
Donc ne pas l’enfermer dans un contexte historique défini mais au contraire, sans chercher à brouiller les pistes, les ouvrir toutes pour que cette histoire nous parle, à nous, aujourd’hui.
À côté d’une cuisine 1950, dans laquelle évolue une ménagère modèle pleine de l’insouciance des trente glorieuses, deux musiciens résolument contemporains, en costume noir, élégants, comme nous le sommes tous en apparence, nous les "braves gens". Entre les deux, le narrateur, mi-dandy, mi-gitan, porte lui aussi des habits d’aujourd’hui.
La barrière de la temporalité est brisée.
Enfin puisqu’il s’agit de manger dans cette pièce, pourquoi ne pas manger réellement ?
La ménagère sera donc présente en permanence sur scène, cuillère en bois à la main et casseroles sur le feu, préparant le ragoût qui se joue sous nos yeux. Figure maternelle apaisante et rassurante, elle deviendra successivement, amante protectrice puis monstre cruel cuisinant avec délectation les rognons de notre cher Alain. Cette présence féminine qui n’est pas un personnage réel de l’histoire, endosse en réalité la figure immatérielle de "monsieur et madame tout le monde", elle est à elle seule la représentation de ces "braves gens" qui, ne se révoltant pas contre la barbarie de leurs contemporains, s’en rendent les complices.
Tout comme Alain de Monéys, notre héros, qui va subir les pires supplices, le décor se désarticule petit à petit au cours du récit. D’une cuisine parfaitement ordonnée, il deviendra barricade, bûcher, mais aussi table de torture, où les membres du narrateur apparaîtront à des endroits insolites. Comme un corps qui se fond dans le décor, sans proportion, invraisemblable, démembré.
La musique est un support tragique de l’épopée de Alain de Monéys, une transposition de la violence, elle n’est pas seulement là pour accompagner, elle provoque, elle agit. Les sons de batterie deviennent des coups de poings et inverse- ment les coups deviennent musicaux. Puis tout devient musique, le son d’un robot ménager, un bruit de déglutition, une boîte d’œufs, une porte de placard qui claque. La musique contamine l’ensemble de la scène, telle la folie meurtrière qui s’empare de la foule.
Depuis sa création, la compagnie Fouic Théâtre organise son travail autour et avec le son, c’est une constante qui donne aujourd’hui une pâte si particulière à ses créations. Jean-Christophe Dollé crée toutes les musiques de ses propres spectacles, Tout un oiseau, Blue.fr et Abilifaïe Léponaix, il compose également pour d’autres metteurs en scène, Manuelle Lotz dans Andromicmac et Éric Rouquette dans Une nuit au poste. Chaque fois, les contraintes matérielles l’ont obligé à élaborer des bandes-son complexes à l’intérieur desquelles les acteurs devaient se glisser.
Ainsi dans Tout un oiseau, l’acteur devait réaliser la prouesse de jouer du début à la fin, sur une bande-son qui ne s’interrompait pas. Un timing quasi métronomique était nécessaire pour jouer cette pièce, contraignant l’interprétation, pressurisant l’acteur, mais aussi lui donnant des repères, un rythme.
Cette fois-ci dans Mangez-le si vous voulez l’objectif est de rendre sa liberté à l’acteur et de construire la musique autour de lui.
Deux musiciens sont sur scène pour le suivre, l’accompagner dans ce chœur à quatre (le narrateur, les deux musiciens et la cuisinière bruiteuse).
Dans une réflexion commune avec les artistes et Fabien Aumeunier, l’ingénieur du son, nous sommes parvenus à envisager un système de gestion du son élaboré à base de capteurs midi, ce qui permet à n’importe quelle impulsion sonore (claquement de doigts, voix, coup de hachoir sur un billot, petites percussions ou instrument à vent) d’être transformée instantanément en n’importe quel son imaginable (bruit de tonnerre, trompette, piano ou chant des crapauds etc...). Ce qui ouvre le champ de possibles à l’infini.
Un mélange d’instruments acoustiques et d’instruments midi donnant le loisir aux musiciens qui jouent en live, d’accéder à une multitude de possibilités sonores, et de fournir ainsi une musique très riche.
Ce spectacle impose que la musique soit créée à partir des sons de la scène, c’est à dire que l’histoire déclenche le son, et non pas que le son vienne se surajouter à l’histoire dans une démarche trop illustrative.
L’idée est de parvenir à agglomérer plusieurs influences musicales, le rock lourd et onirique avec la transe celte ou le chant polyphonique a capella gitan, en utilisant les techniques numériques actuelles. Ce qui donne des compositions à la lisière de plusieurs mondes, plusieurs époques, conférant à l’œuvre l’atemporalité recherchée. En effet, tout comme dans la scénographie et les costumes il n’est pas question de se conformer au réalisme historique, il s’agit de ne pas s’inscrire non plus dans une époque identifiable musicalement.
C’est ce mélange de technologies nouvelles et d’influences traditionnelles qui illustreront le caractère cyclique des grands drames de l’histoire humaine comme celui de Hautefaye, l’éternel retour d’épisodes violents en période de crises dont nous sommes tous si imprégnés aujourd’hui.